La « crise d’angoisse », symptôme de notre modernité ?

La « crise d’angoisse », symptôme de notre modernité ?
19 Jan. 2024
AdolescentsParentsProfessionnels

Je fais des crises d’angoisse…

Nombreux sont les sujets adolescents venant avec ce signifiant « crise d’angoisse ». Ils décrivent un éprouvé corporel, se présentant sous différentes modalités : palpitations cardiaques, pleurs, tremblements, maux de ventre, gorge serrée, sentiment d’oppression, difficulté respiratoire, etc. Cette « crise d’angoisse » survient majoritairement à l’école. L’association se fait donc immédiatement entre ces deux éléments. Pourtant, en accueillant la parole au cas-par-cas, le discours fait entendre les coordonnées d’un trop-plein, d’un débordement qui submerge le sujet et survient sur le lieu où il passe le plus clair de son temps : l’école. Elle est évoquée comme étant une source majeure de « stress », cette école. Et pour diverses raisons propres à chacun : la quantité de travail, l’exigence des professeurs, les règles liées au contexte sanitaire, la pression que l’élève ressent (qu’elle émane de lui ou d’ailleurs), les relations avec les pairs, etc. Autant de causes qui peuvent avoir pour effets, ces fameuses « crises d’angoisse ». Cependant, en permettant de déplier les coordonnées de ces moments difficiles, le sujet peut cerner qu’il n’est souvent pas question d’école mais de bien d’autre chose. Je vous propose de décortiquer ce terme « crise d’angoisse ». La « crise » renvoie à la notion d’urgence, de phase aiguë d’une maladie ou le plus haut degré d’un sentiment. L’angoisse, quant à elle, peut être définie de différentes manières. Comme un signal d’alarme, un affect sans objet, une sensation diffuse dont l’origine n’est pas conscientisée auprès du sujet. Pourtant, « l’angoisse n’est pas sans objet », selon Jacques Lacan.

L’angoisse se retrouve chez tout sujet, quelle que soit sa structure psychique, quel que soit son âge. Elle a accompagné l’enfant dès le plus jeune âge, au point que Lacan a pu dire de la phobie infantile qu’elle était la « plaque tournante des structures à venir »[1]. L’angoisse précèderait donc l’élaboration du symptôme. Elle fait un retour en force à l’adolescence, de par les nombreux remaniements psychiques propres à la puberté.

L’angoisse est comme le dit Lacan « un indice de vérité », reprenant à sa manière l’idée de Freud de l’angoisse comme signal, un indice de ce qui ne trompe pas, l’angoisse venant en quelque sorte révéler quelque chose du sujet. L’angoisse vient se loger dans le corps, souvent au niveau du plexus solaire. Il va sans dire que lorsque l’angoisse survient, le corps est convoqué.

J’ai l’impression de m’enfoncer, j’croyais que je tombais, j’étais sur le fil.

Autant de dires qui viennent éclairer cette caractéristique si particulière chez le sujet angoissé. A savoir la sensation de trou, de gouffre, d’abîme que le sujet est amené à ressentir à l’intérieur de lui. On entend alors que le corps du sujet est traversé, que le dedans et le dehors ne sont plus si distincts, avec un risque d’envahissement interne.

L’angoisse n’est donc pas sans lien avec l’inattendu, l’inquiétante étrangeté que le sujet est amené à rencontrer. C’est ce qui fait dire à Lacan qu’il s’agit d’un sentiment tout particulier de l’ordre du « pré » du sentiment, ce qui est avant la naissance du sentiment, un « hors doute »[2].

Or chez le sujet névrosé obsessionnel, le doute est le rempart qu’il met en place contre l’angoisse, de même que le sujet phobique trouve, dans sa phobie, de quoi « cadrer » l’angoisse. En ce sens, le fantasme du sujet névrosé – il s’agit d’une image que propose Lacan – est du même ordre que ce que serait un tableau peint, posé dans l’encadrement d’une fenêtre. Ce qui serait visé là, dans cette manœuvre, c’est que la contemplation – et pourquoi pas dans certains cas la fascination pour la toile – permettrait d’éviter, de ne pas voir ce que l’ouverture de la fenêtre pourrait laisser voir… Posez vos yeux ailleurs, et l’angoisse surgit ! Car cette dernière n’est pas sans lien avec l’objet regard. Ceci n’étant pas le propos d’aujourd’hui, il sera toujours lieu d’en écrire un bout ailleurs.

Comment accueillir un sujet en proie aux crises d’angoisse ?

Bien souvent, le sujet déplie spontanément ce qu’il se passe pour lui, ce qui le traverse. A condition de s’intéresser à son quotidien, à ce qui compose sa vie, chacun peut déposer les contours de l’angoisse qui le submerge. Accueillir la parole peut déjà avoir un effet de serrage autour de cette angoisse, d’en saisir les coordonnées : que se passe-t-il ? L’inviter à en dire quelque chose amène souvent à d’autres éléments à prendre en compte.

Lorsque je rencontre Marie[3], scolarisée en 4ème, elle fait état de « crises d’angoisse » lorsqu’elle se trouve en classe. Qu’importe la matière scolaire étudiée, le professeur ou l’environnement, les crises surviennent car il ne s’agit pas de cela.

Marie vit avec ses deux parents, elle a un jeune frère. Bonne élève, se disant « stressée par les cours », Marie éprouve des palpitations cardiaques, une sensation de chaleur ainsi qu’un sentiment d’oppression qui l’amènent à demander à sortir de la classe pour se rendre à l’infirmerie. En la rencontrant de prime abord, elle questionne le « comment faire » avec ces moments de débordement. Je diffère sa demande et l’invite à déplier son parcours de vie. Assise droite comme un « i », son corps, rigide au départ, se détend progressivement au fur et à mesure qu’elle se raconte. Viser l’à-côté a un effet d’apaisement immédiat. Elle explique que ses crises ont commencé à la rentrée de vacances scolaires de la Toussaint. Au départ, elle évoque une légère appréhension le matin, avant de se rendre en cours. Cela évolue vers des nausées et des pleurs, le soir. A la maison, les relations sont apaisées, « ça se passe bien ». Avec les amis, « ça se passe bien aussi ». Marie ne repère aucune difficulté de prime abord mais l’échange laisse place à des questionnements autour de ce qu’est un « adulte ». Qu’est-ce que devenir adulte ? Marie se questionne à ce sujet. Elle cerne la question des responsabilités qu’elle associe avec des « choses à faire ». Pour Marie, devenir adulte renvoie à une quantité importante d’actions à effectuer, du travail en permanence et une injonction permanente venant de l’autre. Elle associe ces derniers propos avec ses parents qui « travaillent tout le temps » et qui, lorsqu’ils ne travaillent pas, sont « fatigués » et « sur son dos ». « Ça se passe » davantage que « ça se passe bien ». Les parents seront amenés à rencontrer un éducateur au sein de la Maison des Adolescents, pour un seul et unique entretien.

Cet accueil à plusieurs a permis de mettre en mots ce qu’est un adulte, de cerner les rôles et places de chacun. Marie rapportera une « discussion familiale » durant laquelle elle aurait enfin attrapé quelque chose du côté de la différence entre sa projection de ce qu’est un adulte et ce qu’elle repère chez ses parents comme ayant « toujours à faire ». Cela a permis à Marie de faire un pas de côté par rapport au signifiant « adulte ». Comme le dit justement Lacan, le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant[4], la définition d’un signifiant pour un sujet étant changeante au fur et à mesure de son chemin de vie. Le discours de Marie est donc passé d’un « comment faire » avec les crises d’angoisse à « comment faire » avec l’angoisse portée par le signifiant « adulte ».

Les crises d’angoisses se sont taries. Marie a souhaité poursuivre quelques temps, avant de mettre fin à nos rencontres. Ce temps aura permis une rectification subjective, c’est-à-dire une modification de sa manière d’être au monde, de ses projections et représentations, et de surcroît l’arrêt des crises d’angoisse. Une autre jeune fille apportait ce même signifiant « crise d’angoisse ». Cependant, derrière se cachait une angoisse liée à la maladie de sa mère. La « crise d’angoisse » lui permettait de rentrer chez elle, s’assurer que sa mère, souffrant d’un cancer, était en vie. Dans le discours commun, il est courant d’entendre parler de « bénéfices secondaires » aux crises d’angoisse mais il s’agit davantage d’en mesurer les effets pour chaque sujet, au-delà de l’instant de débordement. S’intéresser à l’à-côté de ce que présente le sujet permet le repérage des coordonnées de l’angoisse, d’en saisir les tenants-et-aboutissants, la fonction de ce moment de crise. On peut être tenter de répondre uniquement à la demande d’un « comment faire » par du « faire », justement : proposer des exercices de respiration, un moment d’isolement ou encore des stratégies d’évitement que le jeune peut « faire » ou « mettre en place ». Pourtant, en tant que professionnel, on ne fait que répondre à l’urgence… par de l’urgence. Oser différer la demande, oser prendre le temps d’explorer plus avant ce qui caractérise de manière singulière la personne qui se tient en face de nous.

Sources

[1] Pesenti-Irrmann, Marie. « À propos de l’objet de la psychanalyse. L’objet entre désir et jouissance », La clinique lacanienne, vol. 21, no. 1, 2012, pp. 189-212.

[2] Ibid.

[3] Prénom fictif

[4] Juignet, Patrick. « Lacan, le symbolique et le signifiant », Cliniques méditerranéennes, vol. no 68, no. 2, 2003, pp. 131-144.

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par Hélène HECHT

Psychologue clinicienne MDA68
Alii summum decus in carruchis solito altioribus et ambitioso vestium cultu ponentes sudant sub ponderibus lacernarum, quas in collis insertas cingulis